10 positions que les ordinateurs ne comprennent pas
Depuis que Deep Blue a battu le champion du monde d'échecs Garry Kasparov lors de leur match de 1997, les ordinateurs n'ont fait que gagner en puissance et en compréhension. Aujourd'hui, les meilleurs moteurs d'échecs sont plus forts de 1 000 points Elo que Deep Blue ne l'était à l'époque, ce qui semble quasi invraisemblable.
Une rapide recherche sur Google du style "Magnus Carlsen contre Stockfish" fait apparaître de nombreux fils de discussion interrogeant sur la capacité humaine à rivaliser avec les meilleurs moteurs d'échecs actuels. Le consensus général semble être que les plus forts joueurs pourraient grapiller quelques nulles avec les pièces blanches, mais qu'ils perdraient la grande majorité des parties et n'auraient aucun espoir d'en remporter une seule. Je ne vois aucune raison de ne pas partager ce cheminement de pensées.
Malgré leur supériorité évidente, il existe des positions que les ordinateurs ne comprennent pas (et ne peuvent peut-être pas comprendre) et qui sont tout à fait appréhendables pour les joueurs humains. Généralement, ces positions mettent en évidence la capacité humaine à penser de manière créative, à formuler des plans et à comprendre les enjeux à long terme.
Un bon exemple est la position ci-dessous créée par Roger Penrose, lauréat du prix Nobel et frère du GM Jonathan Penrose. Les humains verront facilement que les blancs ne peuvent rien faire et que les noirs ne disposent d'aucune tentative plausible de gagner, mais les ordinateurs donneront pourtant un énorme avantage au camp jouissant de l'avance matérielle.
Bien qu'instructive et utile pour démontrer la compréhension des joueurs de chair et de sang, la position de Penrose ne met pas pleinement en lumière leur incroyable capacité créatrice et leur faculté à rejeter les "règles".
L'exploitation humaine des faiblesses de l'ordinateur a été parfaitement illustrée par la défaite de Rybka contre Hikaru Nakamura dans un blitz de trois minutes joué sur ICC. L'américain a verrouillé astucieusement la position afin que Rybka ne puisse pas progresser, puis il a opté pour deux sacrifices de qualité. La position totalement fermée, les tours de l'ordinateur n'avaient aucune valeur, mais son avantage matériel a biaisé son évaluation. Alors qu'une nulle par la règle des 50 coups approchait, Rybka a sacrifié un pion pour l'éviter, une erreur décisive qui a permis à Nakamura de s'imposer, un exploit incroyable !
Il existe de nombreuses positions fascinantes qui déconcertent même l'IA d'échecs la plus avancée. Pour le démontrer, j'ai sélectionné dix types de positions que votre cerveau pourrait être mieux à même de comprendre qu'une imitation en silicone. Alors que certains ordinateurs modernes sont capables d'appréhender correctement ces positions avec un temps de réflexion considérable et un système très puissant, bon nombre d'entre elles défieront totalement la compréhension des meilleurs d'entre eux.
La plupart des positions suivantes sont incluses dans un ou les deux "test de QI"échiquéens [fil de discussion, bibliothèque de Chess.com] et dans "The Hard TalkChess 2020 Test" [fil de discussion, bibliothèque de Chess.com ] de talkchess.com, un des forums d'échecs les plus populaires à propos des ordinateurs. Lorsqu'elles sont disponibles, les études proviennent de la très complète et et référencée base d'études des finales de Van der Heijden.
Note : Certains moteurs d'échecs sont meilleurs que d'autres pour évaluer ces positions. Vous obtiendrez des résultats différents avec Stockfish 13, Leela Chess Zero, et d'autres moteurs à des profondeurs différentes. Ce qui peut être difficile pour un "vieux" moteur ou un certain type de moteur peut l'être moins pour un autre. Pour les besoins de cet article, si un fort joueur peut saisir l'idée clé rapidement, mais qu'un moteur d'échecs doit s'efforcer d'atteindre une grande profondeur, nous considérerons la compréhension de l'humain comme supérieure dans ces cas spécifiques .
#1 : Positions fermées
Nous avons déjà vu dans la position de Penrose et dans la partie Nakamura vs. Rybka que les moteurs d'échecs ne comprennent souvent pas bien les positions fermées. Le sacrifice positionnel de dame du GM Laszlo Hazai pour arracher la nulle contre le GM Arshak Petrosian l'a rendu célèbre. Ce dernier a "naïvement" accepté l'offrande et subi quelques critiques dans la littérature échiquéenne pour sa hâte, mais votre moteur d'échecs sera tout aussi heureux de croquer la dame !
Cet exemple démontre un défaut commun des moteurs d'échecs : l'avidité. Les ordinateurs aiment avoir du matériel en "main", et bien que les moteurs modernes à réseaux neuronaux comme AlphaZero soient moins matérialistes que leurs ainés à force brute, ils ont toujours du mal à évaluer les positions dans lesquelles le matériel supplémentaire est inefficace. Les deux énigmes suivantes du test de QI échiquéen vous demandent de trouver des moyens astucieux d'exploiter une position fermée pour sauver la nulle. Ne demandez pas l'aide de votre moteur ! Il n'en est pas capable.
#2 : Forteresses
"Je ne crois pas aux forteresses." - @MagnusCarlsen
La déclaration de Carlsen lors de la conférence de presse du Championnat du Monde d'échecs 2016 est-elle une indication qu'il est un véritable "cyborg" ? Les moteurs d'échecs ont également du mal à comprendre ce principe. À l'image des positions complètement fermées, certaines forteresses ne peuvent tout simplement pas être percées, quel que soit le temps que l'on a pour tenter de les fissurer. Voici quelques études magnifiques et stimulantes qui illustrent des idées créatives de forteresses.
#3 : Percées
Le revers de la médaille de l'incapacité à progresser dans certaines positions fermées et forteresses est que les positions dans lesquelles il EST POSSIBLE de progresser peuvent également mettre à mal la compréhension des moteurs d'échecs. Dans des situations spécifiques où du matériel doit être sacrifié pour assurer une progression ou une infiltration, les ordinateurs peuvent ne pas percevoir l'urgence de l'instant.
L'idée suivante d'Alexei Shirov en finale a été récompensée "meilleur coup d'échecs de tous les temps". Aujourd'hui, presque tout joueur humain qualifié reconnaîtra immédiatement la position et le coup, mais les moteurs d'échecs resteront perplexes.
Voici un autre exemple classique de finale du champion du monde Boris Spassky où les blancs ne peuvent pas progresser en prenant leur temps. Il est nécessaire de percer sur le champ avant que les noirs ne placent leur roi en c7, et que les blancs ne puissent plus réaliser la manœuvre gagnante Fe1-Fa5.
L'un des plus beaux exemples de jeu humain vient du génial David Bronstein. Si les blancs jouent Fc2, plus aucun progrès ne sera possible, mais...
#4 : Planification
Tout comme les humains luttent pour trouver leur but dans la vie, les moteurs d'échecs peuvent lutter pour trouver un but et un sens aux coups d'échecs. Considérez la position suivante dans laquelle les blancs ont beaucoup de matériel. À première vue, on pourrait croire qu'ils manquent d'une rupture comme dans les exemples précédents, mais il s'avère qu'il existe UNE idée gagnante.
De la même manière, les moteurs d'échecs peuvent avoir du mal à apprécier les idées de manœuvre à long terme. Voici un exemple où nombre d'entre eux ne font que tourner en rond, mais en s'infiltrant, les blancs peuvent finalement gagner du matériel et la partie !
Dans la position suivante, une longue manœuvre de roi et un jeu astucieux du cavalier sont nécessaires pour décrocher la victoire.
#5 : Prophylaxie
La prophylaxie, la prévention des idées de l'adversaire, est l'une des choses les plus difficiles aux échecs. Il n'est donc pas surprenant que les moteurs puissent également avoir du mal avec ce concept. La prophylaxie est naturellement plus complexe lorsque les idées de l'adversaire sont bien cachées. Dans la position suivante, les noirs ont l'ambition de jouer ...Ta2 et de gagner le pion b2. Néanmoins, les blancs disposent d'une défense intelligente qui nécessite d'anticiper la puissance du coup ...Ta2.
#6 : La ligne d'horizon
Les moteurs d'échecs calculent incroyablement profondément, mais il y a une limite à leur remarquable vision. Dans certains cas, les points critiques sont au-delà de la capacité de calcul du moteur. En fait, il existe deux exemples assez célèbres issus des parties de l'élite.
Le premier est celui de la partie déjà mentionnée entre Kasparov et Deep Blue en 1997. Sous la pression, Kasparov a concédé la défaite, abandonnant de façon précipitée. Il s'est avéré plus tard que Kasparov et Deep Blue avaient tous deux manqué 45...De3 !! qui donne le fou mais assure un surprenant échec perpétuel.
Sept ans plus tard, les humains n'utilisaient plus les moteurs d'échecs comme adversaires, mais ils commençaient à s'y fier de plus en plus dans leur préparation d'ouverture. Contre Peter Leko, Vladimir Kramnik a un peu trop fait confiance à son allié cybernétique dans sa préparation du Gambit Marshall. Le moteur a d'abord assuré à Kramnik qu'il était gagnant, mais Leko a laissé le sien calculer plus profondément et a réalisé que son attaque de mat triompherait du pion passé de son rival.
Les moteurs d'échecs actuels évaluent immédiatement correctement la position de Deep Blue contre Kasparov et de Kramnik contre Leko, mais il y a encore des positions comportant des mats et d'autres détails qui peuvent aller au-delà de leur horizon. La plupart des moteurs d'échecs auront du mal avec le joli schéma de mat suivant dans lequel les noirs doivent calculer de nombreux coups retardant l'échéance, mais un humain comprendra clairement leur inutilité.
#7 : Zugzwang
Tant les débutants aux échecs que les moteurs d'analyse dernier cri sont mis au défi par le concept de zugzwang. Zugzwang est une expression allemande souvent traduite dans les contextes échiquéens par "contrainte de bouger". Les zugzwangs simples sont faciles à comprendre. Un joueur a le trait et a une position qui tiendrait bon s'il pouvait passer son tour ; cependant, les échecs n'autorisent pas ce luxe et tout coup entrainera donc l'effondrement.
Des zugzwangs plus complexes peuvent prendre beaucoup, beaucoup de coups pour être apparents. Voici un excellent exemple dans lequel un moteur, Stoofvlees, voit le zugzwang à venir après 21.h3 !!, mais Stockfish ne comprend pas le problème à temps et perd en conséquence.
#8 : La pièce "folle"
Alexandra Kosteniuk a récemment présenté son plus joli coup lors de la couverture des Candidats 2021, donnant vie au concept de "pièce folle", c'est à dire une pièce qui essaie désespérément de forcer l'adversaire à la capturer. Habituellement, cette prise aboutit à un pat. Voici les explications de l'ancienne championne du monde :
Un autre excellent exemple s'est également produit lors d'une partie entre deux moteurs d'échecs. Dans une situation difficile, Shredder a vu le sauvetage à venir, mais pas Gull.
Voici un autre exemple tiré du blog de Tim Krabbe, "Underpromotion In Games". Il provient à priori d'une vraie partie jouée en Union soviétique mais mal référencée.
#9 : La pièce enfermée
De même qu'ils ont du mal à évaluer les positions fermées et les forteresses, les moteurs d'échecs ne peuvent parfois pas mesurer les difficultés des pièces enfermées. Si la pièce est sur le point d'être capturée, ils réaliseront le problème, mais qu'en est-il si la pièce ne peut être ni prise ni libérée ? Cela peut être beaucoup plus difficile à comprendre pour les moteurs d'échecs.
Un exemple pratique est l'enfermement par Kramnik du fou de Nigel Short en b3 dans le chef-d'œuvre positionnel suivant. Le moteur d'analyse aime la position des noirs, mais il n'apprécie pas immédiatement à sa juste valeur ce que Kramnik a fait, pourtant les blancs sont tout simplement perdant.
Comment les blancs peuvent-ils sauver la position suivante ? De manière incroyable, il existe un moyen !
#10 : La pièce clouée
Tout comme les pièces enfermées, celles clouées peuvent être difficiles à gérer pour les moteurs d'échecs. Il est facile d'appréhender les clouages qui mènent rapidement à un gain matériel, mais que se passe-t-il si le clouage n'aboutit pas tout de suite, mais qu'au contraire c'est l'immobilité à long terme générée qui est exploitée ? Voici un bel exemple d'Anish Giri. Pouvez-vous voir son idée gagnante ici ?
Votre moteur d'échecs pourrait être capable de comprendre l'idée gagnante de Giri, mais il aura probablement beaucoup de mal à trouver le chemin vers la nulle dans la position suivante du GM Pal Benko issue du test de QI (position #16).
J'espère que ces positions et idées spectaculaires vous ont captivé et mis vos méninges à rude épreuve. Bien sûr, les moteurs d'échecs actuels ont encore beaucoup plus à nous apprendre que l'inverse, cependant, il existe des positions qui les dépassent encore et d'autres qui demeureront à jamais au-delà de la compréhension humaine et cybernétique.
Il est intéressant de noter que les joueurs d'échecs professionnels modernes testent constamment les limites de la compréhension des moteurs dans l'ouverture. Typiquement, la théorie ne présente pas le genre de positions uniques montrées ci-dessus qui mettent à mal les super ordinateurs, aussi les meilleurs joueurs travaillent constamment avec leurs nouveaux alliés pour repousser les limites de la compréhension. Voici un exemple du genre de nouveauté trouvée par un moteur d'échecs et ratée par un autre dès le sixième coup.
Les idées contenues dans cet article sont ce qui fait la valeur de notre jeu - la richesse et la profondeur de la créativité échiquéenne ! Nous sommes tous, débutant comme Grand Maître, ou moteur d'échecs, des nageurs dans un vaste océan d'idées complexes impossibles à épuiser totalement.