L'attaque de la grenouille cuite
Commençons par une mise au point : Je tiens à vous assurer qu'aucune grenouille, ou aucun autre animal, n'a été maltraité dans le cadre de cet article. Il ne s'agit que d'une métaphore !
Daniel Quinn décrit ainsi le phénomène dont nous allons parler dans son roman "The Story Of B" :
Si vous plongez une grenouille dans une casserole d'eau bouillante, elle essaiera d'en sortir par tous les moyens. Mais si vous la placez délicatement dans une casserole d'eau tiède, elle y flottera benoîtement. Alors que la température grimpera, elle plongera dans une torpeur tranquille, et se laissera bientôt mourir le sourire aux lèvres, sans résistance, comme dans un bon bain chaud.
Je souhaite vous présenter aujourd'hui une partie jouée par deux célèbres super grand-maîtres, et qui s'est terminée en 16 coups seulement.
Pourtant, les noirs n'ont joué que des coups de principe, ont bien développé leurs pièces, et ont roqué. En outre, ils n'ont joué aucune gaffe majeure, et pourtant, après 16 coups, tout est fini.
Comment est-ce possible ?
Commençons par le commencement. Les premiers coups furent 1.d4 d5 2. e3.
Cette ligne, que l'on désigne sous le nom de "début du pion dame", mène dans la plupart des cas à une lente partie de manœuvre. Mais il existe une variante appelée à juste titre l'attaque "Stonewall" (mur de pierre en anglais), qui permet aux blancs de créer un véritable mur de pions au centre de l'échiquier :
Pour un joueur débutant, un tel système peut sembler défensivement parfait.
C'est vrai, ce mur semble prémunir les blancs de toutes possibilités d'attaques. Mais en réalité, leur but est bien plus ambitieux. Le conducteur des blancs prépare en effet un assaut direct sur l'aile roi, dans lequel son Fd3 et surtout son Ce5, supportés par les pions d4 et f4, seront autant de dangers permanents.
Voici comment ce système peut punir un camp noir trop imprudent :
Il s'agit donc, vous l'aurez compris, d'une ouverture à l'apparence trompeuse. Sous ses abords de système calme et positionnel, le roi noir est très proche de se faire rapidement mater ! Dans les ouvertures agressives, comme les siciliennes, votre adversaire est bien au fait de vos velléités offensives et joue en conséquence.
Mais dans l'attaque Stonewall, les noirs ne se rendent généralement compte du danger que trop tard. Votre adversaire est la grenouille, et vous allez simplement faire progressivement monter la température de l'eau sans qu'il ne s'en rende compte !
Cette stratégie était très populaire contre les premiers programmes d'échecs. A cause de l'"effet d'horizon", ceux-ci n'identifiaient le danger que trop tard, et les forts joueurs humains les faisaient cuire sans mal !
Le grand-maître Richard Réti fut l'un des plus grands experts des ouvertures de son époque. Une célèbre ouverture prit même son nom. Et quand l'un des meilleurs joueurs du début du XXème siècle, Akiba Rubinstein, mit en place son mur, Réti sentit instantanément le danger !
Pour enrayer l'attaque qui se profile, les noirs décident de se débarrasser de la pièce maîtresse du système blanc, le fou en d3 ! A vous de trouver la réponse de Rubinstein.
Et oui, plutôt que de réaliser la re-capture la plus naturelle avec la dame en d1, Rubinstein décide de doubler ses pions. Mais pourquoi ? Déjà, pour ajouter du ciment à son "mur", qui devient plus massif que jamais. Mais surtout, pour réparer le trou en e4, où le cavalier f6 ne pourra désormais plus jamais s'installer !
La prochaine question risque de ne pas vous poser trop de problèmes non plus. Comment continuer avec les noirs ?
A chaque coup, les blancs font tranquillement monter la température, et les noirs plongent dans une "torpeur tranquille". Ils capturent le cavalier e5 à cause de la vilaine menace Fh4! Bien entendu, ouvrir la colonne f contre son propre roi n'aide pas la défense.
A vous de trouver le bouquet final de Rubinstein !
Incroyable ! Les blancs amènent tranquillement leurs pièces en attaque et les noirs ne peuvent rien faire pour protéger leur roi ! L'eau chauffe à chaque coup, et à l'instar de la grenouille, le monarque est bientôt cuit !
Il ne s'agit pas d'une ouverture très sophistiquée, ne vous attendez donc pas à voir Magnus Carlsen la jouer. Cependant, elle peut s'avérer être une arme très dangereuse au niveau amateur. A vous maintenant de faire cuire à petit feu le roi adverse !