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Les échecs sont un art !

Les échecs sont un art !

Gserper
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Les échecs sont souvent décrits comme un cocktail entre sport, art et science. Cette définition laconique est depuis longtemps devenu le mantra de nombreuses générations de joueurs d'échecs. Toutefois, depuis une vingtaine d'années, les choses ont radicalement changé. Oui, il s'agit toujours d'un sport ; il suffit de regarder la couverture de tout grand événement échiquéen par la chaîne ESPN. En outre, comme les ordinateurs jouent un rôle de plus en plus important aux échecs, personne ne contestera la partie scientifique.

Mais qu'en est-il de l'art ? Voici ce qu'écrit Garry Kasparov à propos des annotations de Mikhail Tal sur sa partie contre Bobby Fischer lors du tournoi des Candidats de 1959 : "À l'époque, il était de coutume de transformer toute partie annotée en poème, alors que désormais la froide machine..." et Kasparov poursuit en citant une variante de l'ordinateur qui anihile le poème de Tal.

Il y a quelques temps, s'est tenu un vaste débat sur le forum de Chess.com intitulé "Les échecs ne sont pas un art" qui commençait par cette déclaration : "Pourquoi les gens disent-ils que les échecs sont un art ? Les échecs sont à peu près tout le contraire de l'art". Bien qu'il soit difficile de contredire Kasparov sur le pouvoir glaçant des ordinateurs, notre jeu préféré possède encore une culture et une histoire riches qui devraient le préserver en tant qu'art. Permettez-moi de vous montrer quelques exemples tirés du tournoi des Candidats FIDE 2024 qui vient de s'achever.

Tout d'abord, cette partie entre Gukesh Dommaraju et Fabiano Caruana :

Que vous dira l'ordinateur à propos du coup 14.b4 ? Que c'est le troisième meilleur après 14.Tab1 (+0.42) et 14.b3 (+0.33) et que l'évaluation est maintenant de +0.30. Très excitant, n'est-ce pas ? Mais chaque coup aux échecs a sa propre histoire que les machines ne peuvent pas vous raconter ! Lorsque j'ai vu le coup 14.b4 joué dans cette partie, je me suis immédiatement souvenu de son "illustre jumeau" dans la célèbre partie suivante :

Cette joute ennuyeuse ressemble à une "nulle de Grand Maître" typique et pourtant elle raconte une histoire incroyable. Avant cette ronde, Mikhail Botvinnik caracolait en tête du tournoi, si bien qu'une nulle dans cette partie contre Max Euwe lui assurait le titre de champion du monde à trois rondes de la fin ! Voici une traduction approximative, tirée de son livre The Episodes Of Chess Battles, de ce qui s'est passé après qu'il ait joué 14.b4 :

Là, j'ai senti que je ne pouvais plus jouer et j'ai proposé nulle à mon adversaire. À ce stade, la situation d'Euwe dans le tournoi était plutôt morose, et je ne doutais donc pas qu'il accepterait ma proposition. À mon grand étonnement, Euwe m'a répondu qu'il voulait continuer à jouer. Je me suis senti piqué dans mon orgueil et j'ai retrouvé ma combativité. J'ai dit : "Très bien, nous allons continuer à jouer". À ce moment précis, Euwe a senti le changement radical de mon état d'esprit et m'a serré la main en me félicitant pour ma victoire dans le tournoi.

Vous pouvez voir ce passage dans le documentaire suivant à 0'55 :

L'histoire ne s'arrête pas là. Botvinnik a écrit que les organisateurs se sont rendu compte qu'ils n'avaient pas filmé le moment historique où le coup 14.b4 - synonyme de victoire au Championnat du Monde pour l'Union Soviétique - avait été joué. Il était ensuite malheureusement trop tard, le nouveau champion du monde ayant déjà quitté l'aire de jeu pour fêter son succès. Par chance, la personne qui montrait la partie sur l'échiquier géant portait un costume très similaire, aussi il lui a été demandé de jouer le coup historique 14.b4 pour leur documentaire.

Par conséquent, comme le souligne Botvinnik, les téléspectateurs n'avaient aucune idée que la main qui jouait 14.b4 n'était pas la sienne ! Il est dommage que je n'ai pas été en mesure de trouver ce fameux documentaire avec son moment fatidique. Peut-être que cet épisode a finalement été coupé.

Quoiqu'il en soit, l'histoire de ce coup 14. b4 n'est pas encore terminé ! Selon Botvinnik, la MI Elisaveta Bykova a pris ce pion b4 comme un talisman dans l'espoir qu'il l'aiderait à devenir à son tour championne du monde. Cinq années plus tard, son rêve s'est exaucé puisqu'elle a conquis la couronne suprême ! L'histoire continue : le MI Yakov Estrin qui a effectué le coup historique 14.b4 pour le documentaire et qui a donc touché ce pion magique, est également devenu champion du monde d'échecs par correspondance !

Maintenant, dites-moi si Gukesh aurait dû jouer le meilleur coup de l'ordinateur 14.Tab1, ou le porte-bonheur 14.b4 ?

Parallèlement, dans le tournoi des Candidates, s'est déroulée la partie suivante, très spectaculaire et extrêmement importante pour  Aleksandra Goryachkina et Lei Tingjie, alors au coude à coude pour la seconde place.

Bien sûr, "la froide machine" montre instantanément le moment où les blancs aurait pu faire nulle :

Pour l'anecdote, lors d'un précédent tournoi des Candidates, Kateryna Lagno avait eu l'occasion d'utiliser exactement la même idée contre Tan Zhongyi. Voici comment la partie s'était terminée :

Mais voici l'incroyable nulle qu'elle a ratée :

Quand on voit les bondissants cavaliers blancs accomplir leur "mission impossible", on a presque envie de leur dire "Bravo, bon travail !". Toutefois, une partie de moi est désolée pour les pions noirs dont le rêve d'une vie de se transformer en dame est brisé par une fourchette fatidique.

Cela me rappelle la scène finale du film Les Professionnels où le personnage principal interprété par Jean-Paul Belmondo se fait tuer juste au moment de monter dans l'hélicoptère pour s'échapper. La musique céleste du compositeur légendaire Ennio Morricone amplifie l'effet dramatique.

Tentez maintenant de résoudre le problème suivant composé par le MI Vitaly Chekhover qui illustre la même idée : un cavalier s'éloigne d'un pion passé pour l'arrêter in extremis. Alors que vous êtes censé supporter les blancs et leur courageux cavalier, regardez la situation du point de vue des noirs. Jouez les coups lentement et observez comment le pion noir se rapproche de son rêve alors qu'il est en réalité déjà condamné. Enfin, lorsqu'il  touche au but, la dame à peine apparue est punie par une fourchette royale. Vous pouvez imaginer le roi noir hurlant "Noooon !" tandis que son cri s'éteint lentement dans la musique de Morricone.

Vous connaissez désormais mon opinion sur le sujet. Oui, les échecs sont un sport et une science, mais tant que les humains continueront à pratiquer ce jeu merveilleux, ils resteront aussi un art !

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