Que s'est-il passé, Fabiano ?
Le championnat du monde 2018 est terminé. Comme tous les grands événements de l'histoire des échecs, il a donné du grain à moudre aux observateurs du monde entier.
La plupart des fans d'échecs retiendront qu'un ajustement des règles est nécessaire pour éviter qu'un championnat du monde se termine avec 100% de parties nulles. Pour ma part, bien que je ne sois pas particulièrement ravi d'avoir vu les joueurs annuler leurs douze parties classiques, je préfère me concentrer sur le jeu. Les lecteurs assidus de ma chronique savent que je considère Magnus Carlsen comme un génie. Pour moi, le battre en match est quasiment "mission impossible". Pourtant, Fabiano Caruana s'est avéré être un adversaire plus que valeureux. On a même pu penser un instant qu'il allait renverser la montagne Carlsen. Mais alors, que s'est-il passé ?
Il s'avère que j'avais parfaitement prédit le déroulement du match. Nous n'avons pas vu la défense berlinoise, et Carlsen a effectivement cherché à atteindre des positions déséquilibrées dans l'ouverture, car contre Caruana, on ne peut pas compter uniquement sur la technique. En effet, le champion du monde a choisi la sicilienne Sveshnikov, qui mène généralement à un jeu aiguë et dynamique. Je pense qu'il s'agissait d'une excellente décision qui a décidé du sort du match !
Laissez-moi vous expliquer mon raisonnement.
Caruana, beau joueur durant la cérémonie de clôture. | Photo : Maria Emelianova/Chess.com.
Lors d'un match de championnat du monde, le but n'est pas d'obtenir une position gagnante dès le début. C'est tout simplement inenvisageable ! Je crois que c'est Tigran Petrossian qui disait en préparant son match de championnat du monde : "Je ne vois pas comment prendre l'avantage avec les blancs, et je ne vois pas comment égaliser avec les noirs".
C'est encore plus vrai aujourd'hui, car les ordinateurs ont aplani le niveau de préparation des joueurs. Obtenir un léger avantage à la sortie de l'ouverture est devenu un très beau succès. Le but principal de l'ouverture est donc d'obtenir un milieu de jeu qui convienne à votre style et, idéalement, qui ne convient pas à celui de votre adversaire. Lorsque j'étais à l'école Kasparov-Botvinnik, Garry Kasparov nous racontait de nombreuses anecdotes passionnantes sur le match qui venait de le couronner comme le plus jeune champion du monde de l'histoire.
Je me rappelle la manière dont il nous a décrit le coup 15.g4 joué par Karpov lors de la partie décisive du match.
Bien qu'il s'agissait de la préparation de Karpov, Kasparov a identifié que l'expression de son visage trahissait un certain inconfort. Il savait que le coup était bon, surtout dos au mur (il devait absolument gagner), mais il ne correspondait tout simplement pas à son style. Il a finalement regretté d'avoir joué une position "hors-sol".
Dans ce contexte, il n'est pas surprenant que dans la position critique, alors que le coup 23.f5! donnait aux blancs une attaque surpuissante, Karpov n'ait réfléchi que trois minutes pour jouer le prophylactique 23.Fe3?!
Joueur pratique et très intelligent, Karpov a appris de cette erreur et ne joua plus jamais 1.e4 contre Kasparov ! Rendez-vous compte, il n'a plus jamais joué l'ouverture qui lui avait offert une position quasiment gagnante, tout simplement parce qu'il avait réalisé qu'elle ne convenait pas à son style.
Kasparov avait bien compris que les positions tranchantes issues de la défense sicilienne ne convenaient pas au style positionnel de Karpov. Cependant, et je n'ai jamais compris pourquoi, il a fait la même erreur en jouant la finale de la berlinoise durant tout son match face à Kramnik.
Cette décision étrange et illogique lui a finalement coûté le titre !
Comment a-t-il pu jouer sa cinquième berlinoise d'affilée alors qu'il était dos au mur ? Il n'y avait tout simplement pas assez de place pour sa créativité débordante dans cette ouverture sèche et inintéressante.
Mais revenons au dernier match. A mon avis, Caruana a été dans une situation similaire avec la Sveshnikov. Son ordinateur lui avait promis un avantage à la sortie de l'ouverture, mais il faut être un ordinateur pour jouer comme un ordinateur... Je sais, c'est profond !
Malheureusement, à notre époque, les joueurs oublient parfois que malgré les heures passées en compagnie de leurs programmes favoris, ils ne sont pas des ordinateurs.
Exemple, ce grand-maître très critique envers les deux joueurs sur sa page Facebook. Il se demandait notamment comment il était possible de jouer 24.h3?? dans cette position :
Il avait également du mal à en croire ses yeux lorsque Carlsen pris la nulle dans une position totalement gagnante :
Je suis très sérieux, ce joueur a donné un double point d'interrogation au coup 24.h3 de Caruana, et a évalué la position de Carlsen dans la douzième non pas comme gagnante, mais totalement gagnante ! J'aurais bien aimé voir ce grand-maître jouer cette position "totalement gagnante" contre Caruana pour voir s'il était effectivement capable de la convertir...
Hélas, dans une certaine mesure, Caruana était également aveuglé par l'évaluation de l'ordinateur. Si ce n'avait pas été le cas, il n'aurait pas continué à jouer la même ligne. Lorsque le patriarche Botvinnik fut consulté par l'équipe soviétique qui préparait le match Fischer-Karpov, il fit ce commentaire : "Fischer doit être contenu en permanence !"
On peut dire la même chose de Carlsen. Et je ne dirais pas que ce type de position "contient Carlsen"... Bien au contraire !
Comment Caruana aurait-il pu battre Carlsen dans la Sveshnikov ? Eh bien, si je savais comment battre Carlsen, je jouerais sans doute le championnat du monde moi-même ! Cependant, j'ai bien l'impression que dans la Sveshnikov, cette variante est la plus à même de contenir l'adversaire :
C'est vrai, Giri n'a pas obtenu grand chose dans l'ouverture, mais les ordinateurs modernes peuvent de toutes façons trouver des nouvelles idées dans quasiment toutes les positions. Il faut simplement en trouver une qui s'insère dans son plan général de bataille !
Regardez par exemple ce concept incroyable joué dans cette variante :
J'ai toujours du mal à croire que cet incroyable sacrifice positionnel marche ! D'ailleurs, cette partie prouve une nouvelle fois que le choix d'ouverture de Kasparov lors de son match contre Kramnik était mauvais. Il est tout simplement impossible de jouer ainsi dans la finale berlinoise.
Avant son match contre Carlsen, Fabiano Caruana était déjà un joueur d'échecs quasi-parfait. Sa connaissance des ouvertures est quasiment sans failles, et sa technique impeccable. Ce match lui a offert une expérience inestimable. Lors de prochaine quête du titre, il sera encore plus dangereux !