Qu'est-ce qui a mal tourné pour Nepomniachtchi ?
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Par exemple, prenez ceux de mon dernier article. J'y ai remarqué que notre membre @eilysiumm avait trouvé mon titre pour celui d'aujourd'hui. J'ai même vérifié s'il avait laissé un brouillon de l'article, mais son commentaire s'arrêtait là. Je suppose que je vais devoir prendre le relais.
Les six premières parties du match de Championnat du Monde ont été très tendues et prometteuses. Le monde entier des échecs s'attendait à un dénouement passionnant. Malheureusement, la fin de la compétition s'est révélée très décevante. Ian Nepomniachtchi a joué des coups difficiles à expliquer. Je suis sûr que vous avez vu de nombreux commentaires sur les énormes gaffes qu'il a commises dans les parties 9 et 11. Je discutais récemment avec un de mes étudiants, et il m'a donné la meilleure description de la deuxième partie du match. Lorsque je l'ai interrogé sur certains de ses coups pour le moins douteux, il a répondu : "J'ai regardé le match de Championnat du Monde. Je suppose que j'ai été contaminé."
Blague à part, essayons de comprendre la cause du désastre qu'a vécu le challenger. Nous allons examiner certains éléments qui ont fortement influencé l'issue du match.
1) Les ouvertures
C'était certainement la partie la plus importante de l'entraînement de Nepomiachtchi. Son équipe a pu utiliser un superordinateur à Skolkovo (version russe de la Silicon Valley) et, en conséquence, Ian a peut-être bénéficié de la préparation d'ouverture la plus incroyable de l'histoire du Championnat du Monde d'échecs. Dans une interview récente, Daniil Dubov (l'un des secondants de Magnus Carlsen) a déclaré qu'il s'agissait d'une attaque coordonnée d'un superordinateur et d'un brainstorming d'une forte équipe d'analyse, mais heureusement, l'armure théorique de Carlsen s'est avérée suffisamment solide.
La préparation des ouvertures de Nepomiachtchi mérite donc la meilleure note possible, mais il existe toujours le revers de la médaille. Dans une interview d'après-match, Ian a admis qu'il avait probablement un peu trop travaillé avant le match. Cela pourrait être la raison pour laquelle le jeu du challenger manquait de sa créativité et de sa fraîcheur habituelles.
2) L'attention du public
Les deux mois précédant le match, les échecs étaient probablement l'un des sujets les plus populaires en Russie. Le slogan "Rendez la couronne échiquéenne à la Russie" était partout et parfois, on aurait dit que le pays était en proie à la fièvre échiquéenne - Népomnichtchi a participé à un tas de jeux télévisés et de nombreuses célébrités lui souhaitaient bonne chance et lui donnaient même parfois des conseils particuliers pour le match. Je m'en souviens encore : "Ne regarde pas les yeux de Magnus quand tu joues contre lui !"
Ce genre d'attention a définitivement détourné Ian de sa préparation. De plus, il ne pouvait pas oublier un célèbre dicton russe : de l'amour à la haine, il n'y a qu'un pas. Imaginez ce que l'on ressent lorsque l'on déçoit des millions de personnes qui vous ont encouragé.
D'ailleurs, nous pouvons déjà assister à un début de chasse aux sorcières après le match. Jusqu'à présent, c'est Dubov qui a été blâmé et accusé de quelque chose de similaire à une trahison nationale. Un éminent Grand Maître et commentateur russe a publiquement exprimé son espoir que Dubov soit viré de l'équipe nationale russe et ne reçoive plus d'argent de la Fédération russe des échecs. Il a conclu sa tirade par ces mots : "C'est antisportif, Danya !". Si ces derniers mots ne vous disent rien, voici un extrait du livre My Great Predecessors de Garry Kasparov :
"La réponse des autorités a été sévère : "pour comportement incorrect", Korchnoi s'est vu interdire par un décret du Comité des sports de participer à tout tournoi international pendant un an et son allocation de Grand Maître a été réduite d'un tiers. Une campagne contre lui a été lancée dans le journal Sovyetsky Sport, où son ancien ami, mais désormais ennemi le plus acharné, Petrosian, a publié une réponse intitulée "Concernant une interview de V. Korchnoi", puis des lettres indignées de lecteurs ont été publiées sous le titre "Grand Maître anti-sportif".
Jusqu'à présent, Nepomiachtchi n'est pas en danger, puisque la seule publication vraiment critique qui a suggéré de lui retirer son titre de GM a été publiée dans la version russe de The Onion, mais les répercussions du match ne font que commencer.
Comme vous pouvez le constater, l'attention excessive du public a été un facteur négatif important pour Ian avant et pendant le match. C'est pourquoi il avait vraiment besoin d'une personne expérimentée qui le protégerait de l'attention du public, qui lui conseillerait d'éviter les émissions de télévision et de se concentrer sur sa préparation, qui le guiderait dans les moments difficiles du match. Et donc nous arrivons à :
3) Figure paternelle
De nombreux anciens champions du monde diposaient d'une personne qui était plus qu'un simple secondant aux échecs. Pensez à des tandems comme Mikhail Tal-Alexander Koblencs, Boris Spassky-Igor Bondarevsky, Anatoly Karpov-Semyon Furman, Kasparov-Mikhail Botvinnik. Ce n'est pas pour rien que Spassky appelait son secondant Bondarevsky "Vater" ("père" en allemand). Parfois, une petite dose de sagesse de la part d'une telle figure paternelle peut faire une énorme différence.
Considérons la situation de Nepomniachtchi après la sixième partie du match. Il s'est incliné après un combat très long et difficile, mais il avait en fait très bien joué et la partie aurait pu se terminer d'une façon ou d'une autre. Après cet épisode, il avait vraiment besoin d'un soutien moral plus qu'autre chose.
Voici comment Kasparov a décrit une situation similaire après avoir perdu la première partie de sa demi-finale contre Viktor Korchnoi. Un appel téléphonique avait réveillé Kasparov tôt le matin :
" 'Ici Moscou...' La conversation qui suivit avec Botvinnik fut le point de départ des changements qui se produisirent dans le match. Mikhail Moiseevich m'a littéralement sidéré en me posant la question suivante : "Te souviens-tu de l'événement qui s'est produit il y a 50 ans ?". A moitié réveillé, il n'était pas facile de m'orienter, mais j'ai réussi à m'en sortir : "En 1933, tu as disputé un match avec Flohr". Et comment s'est passé le combat ?" Une nouvelle question a suivi. J'ai dû me forcer. Je crois que tu as perdu la première et la sixième partie, mais que tu as pris ta revanche dans la neuvième et la dixième", ai-je répondu. Eh bien, vois maintenant dans quelle position favorable tu te trouves : tu n'as pas encore perdu la sixième partie", a conclu Botvinnik de façon inattendue. Après une légère pause, il a ajouté : "Mais en général, tout va bien. Un peu plus de sang-froid, et tu devrais gagner le match". J'étais rempli d'émotions positives : en ce moment difficile, il était agréable d'apprendre que mon mentor échiquéen ne doutait pas de la conclusion heureuse du match."
Vous voyez, à l'époque, avant Skype et les téléphones portables, un seul appel téléphonique d'un homme très sage faisait une énorme différence. À mon avis, Ian avait besoin du soutien d'une telle personne. Son équipe aurait dû contacter Vladimir Kramnik, Viswanathan Anand, ou Kasparov... Des personnes avisées qui jouissaient d'une grande expérience des Championnats du Monde et dont les conseils auraient pu être très utiles, de préférence avant même le début du match. Qu'aurait pu suggérer Kasparov ? Voici, à mon avis, comment aurait pu se dérouler la conversation téléphonique entre Ian (I) et Garry (G) :
G : Te souviens-tu de ce qui s'est passé il y a 35 ans ?
I : Oui, vous avez disputé un match de Championnat du Monde contre Karpov.
G : Et comment s'est déroulé le combat ?
I : Vous avez perdu trois parties d'affilée.
G : Correct ! Au cas où tu ne te souviens pas, voici ce que j'ai fait (lit un extrait de son livre sur le match contre Karpov) :
"Dans cette situation extrême, j'ai discuté avec mes entraîneurs de la façon dont je devais jouer avec les blancs dans la 20e partie. Devais-je rapidement forcer la nulle, pour retrouver mon équilibre mental ? Ou, comme d'habitude, chercher à me battre ? Devant mon hésitation, Misha Gurevich, qui avait une grande expérience non seulement des échecs, mais aussi des jeux d'argent, m'a répondu : "La théorie des probabilités ne fonctionne pas comme ça. Lorsque vous jouez à la roulette, vous pouvez parier sur le noir à chaque fois et perdre quand même plusieurs fois de suite ! C'est triste mais vrai : il ne sert à rien de croire qu'après plusieurs malheurs, la chance va forcément vous sourire. Il n'y a pas de poids cosmiques, qui équilibrent tout... Dans la 20e partie, nous avons décidé de ne pas jouer (c'est-à-dire de viser une courte nulle), dans la 21e de contenir l'assaut de l'adversaire et de faire de la 22e la "partie des représailles"."
Si vous êtes féru d'histoire, alors vous vous souvenez probablement que la "partie des représailles", comme l'a nommée Kasparov, était tout à fait remarquable. Kasparov a scellé un coup surprenant qui a transformé une position nulle en une victoire spectaculaire !
Si Ian avait suivi la formule de Kasparov : une nulle rapide dans la septième partie avec les blancs, résister à la pression de Carlsen dans la huitième partie avec les noirs, et enfin faire de la neuvième partie avec les blancs sa " partie des représailles ", le match aurait pu prendre un chemin complètement différent. Alors que dans la septième partie (après la défaite) Nepomiachtchi a effectivement acté une courte nulle, il a décidé de jouer pour la victoire dans la partie suivante avec les noirs.
Après la partie, Nepomniachtchi a reconnu qu'il avait vu la nulle se dessinait après De7. Sa tentative désespérée de créer une initiative à l'aile roi m'a rappelé une autre partie de Championnat du Monde. Là aussi, Korchnoi, à la traîne dans le match, avait décidé de prendre l'initiative à l'aile roi en poussant le pion h. Cette tentative désespérée avait échoué. Bien sûr, celle de Nepo n'a pas connu fortune plus heureuse :
Après la perte de la huitième partie, il existait encore un peu d'espoir pour Ian (rappelez-vous, même Kasparov a perdu trois parties d'affilée dans un match de Championnat du Monde). Malheureusement, le moral du challenger était complètement brisé et le reste du match a été vraiment pénible à regarder.
Comprenez-moi bien, je ne blâme pas les secondants de Nepomniachtchi pour le manque de bons conseils. Ce sont de grands professionnels et ils ont très bien fait leur travail aux échecs. Malheureusement, lorsqu'ils ont été confrontés à des problèmes en dehors de l'échiquier, ils ont parfois agi en fonction de leur âge relativement jeune.
Vous voyez, nous vivons dans une société de mèmes, où tout est un mème. Nous avons même eu des audiences au Congrès sur une série de mèmes qui ont presque tué Wall Street en janvier de cette année. Nous ne devrions donc pas être surpris que, dans une situation difficile, Ian se soit métamorphosé. Il s'est débarrassé de son chignon d'homme et s'est mis à la mode Gigachad. Son secondant, Sergey Karjakin a annoncé avant la partie "aujourd'hui Ian va gagner". Eh bien, nous savons tous comment cela a tourné :
Je suppose que Carlsen suivait un autre mème :
Quoiqu'il ensoit, le match est terminé et la vie continue. La question qu'il convient de se poser maintenant est la suivante : Alireza Firouzja a-t-il une figure paternelle ?