Vidit Gujrathi : "Je pensais que les Candidats seraient reportés"
Le numéro deux indien Vidit Gujrathi a répondu aux questions de David Cox. Le sympathique GMI indien nous a livré ses impressions le Tournoi des Candidats, l'impact du coronavirus sur le monde des échecs et sa récente déception au Festival de Prague.
S'il n'est pas un exemple de précocité, étant devenu grand-maître à 18 ans (un fait rare dans les échecs modernes), le jeune homme de 25 ans est aujourd'hui au plus haut niveau mondial et peut se targuer d'être le joueur ayant connu la progression la plus spectaculaire ces dernières années.
C'est après un stage d'entraînement fructueux en compagnie d'Anish Giri que l'espoir indien franchit la barrière des 2700 Elo, en septembre 2017. Depuis, il s'est imposé avec régularité parmi les meilleurs joueurs du monde, aux portes de l'élite mondiale.
Vainqueur du festival de Bienne en 2019, il est passé tout proche d'une superbe victoire au Masters de Prague le mois dernier, avant de s'effondrer en fin de tournoi.
Comme tous les passionnés d'échecs, il va suivre avec attention le Tournoi des Candidats. En effet, à l'instar de ses collègues professionnels, il a du revoir ses plans à moyen terme face à l'annulation de la plupart des tournois due à la pandémie mondiale causée par le coronavirus.
Cette entrevue ayant été réalisée par téléphone, certains propos ont pu être éditées par soucis de clarté et de longueur.
Chess.com : Ne tournons pas autour du pot : Qui est votre favori pour les Candidats ?
Vidit Gujrathi : Je dois déjà avouer que je ne pensais pas que le tournoi aurait lieu ! Du moins pas aux dates prévues. Je pensais que la FIDE attendrait que la situation se stabilise. Dans ce contexte, la tâche des joueurs me semble très compliquée. Fabiano, par exemple, a eu du mal à se rendre en Russie. Comment être dans le bon état d'esprit pour performer quand on arrive sur le lieu du tournoi à deux jours seulement de l'évènement ? Je pense que la santé des joueurs devraient être la priorité absolue des organisateurs. Mais bon, le tournoi a bel et bien lieu, et je souhaite évidemment que tout se passe bien. Cependant, je pense que tout le monde aurait préféré qu'il se tienne un peu plus tard dans l'année, dans un climat un peu plus clément.
Les favoris sont évidemment Caruana et Ding, qui ont eu des résultats très réguliers au cours des deux dernières années. Je pense que Wang Hao peut également réaliser une belle performance, mais je ne le vois pas l'emporter. Idem pour Alekseenko. Il est très bon, mais il lui reste beaucoup de points à améliorer. Si je ne devais en choisir qu'un, ce serait Ding.
Beaucoup d'observateurs font de Ding leur favori. Son heure est-elle venue ?
Le top 3 mondial est actuellement très stable : Magnus, Fabiano et Ding. Avec les blancs, le chinois obtient toujours de bonnes positions, et il convertit très souvent ses avantages. Avec les noirs, il n'a que très peu de problèmes. Son répertoire noir est plutôt serré, mais il semble toujours s'en sortir assez bien. Ce sera d'ailleurs un des principaux intérêts de ce tournoi : Élargira-t-il son répertoire, et si oui, comment ?
Ce sera le deuxième Tournoi des Candidats pour Anish. En suivant un peu Twitter, il m'a semblé que vous étiez bons amis. Comment est née cette relation ?
Nous nous sommes beaucoup entraînés ensemble il y a quelques années, et nous avons gardé le contact. Nous sommes aujourd'hui bons amis car je suis l'un des seuls à supporter ses blagues ! Il suffit de ne pas les prendre personnellement. Je le connais bien, et je sais qu'il ne cherche jamais à blesser. Il aime faire des blagues, c'est un chambreur, mais ce n'est jamais personnel.
Le monde du sport a été sérieusement ébranlé par la pandémie de COVID-19, et de nombreux tournois n'ont pas échappé à la règle. Comment cela vous-a-t-il affecté ?
Mon calendrier a été un peu chamboulé, mais pour être honnête, un peu de repos va me faire le plus grand bien. L'année dernière a été particulièrement exigeante, et ce style de vie m'a causé quelques problèmes de santé. Je suis finalement assez content de pouvoir passer deux ou trois mois à la maison sans jouer. Cela dit, en prenant du recul, on se rend compte que cela va poser des gros problèmes, pour notre jeu comme pour l'économie. Cette pandémie est loin d'être réjouissante, mais à titre personnel, elle va me donner l'occasion de m'accorder un repos bien mérité. Je vais l'utiliser à bon escient.
On peut presque dire que pour vous, le coronavirus tombe à pic !
Je n'irais pas jusque là ! Se laver les mains dix fois par jouer et ne pas pouvoir sortir, c'est loin d'être idéal. Et les informations sont particulièrement anxiogènes. Mais d'un point de vue purement échiquéen, je suis effectivement en paix avec l'idée de ne pas jouer pendant deux ou trois mois.
Parlez-nous des problèmes de santé qui vous ont affecté l'année dernière.
J'ai perdu beaucoup de poids, environ dix kilos. Cela s'est fait très brutalement. Les médecins m'ont dit que c'était lié à mon mode de vie et au stress. Je suis tout le temps entre deux avions, et le jetlag permanent n'est pas bon pour l'équilibre du corps. Il faut dire que je ne joue presque jamais en Inde. Mon corps a fini par payer l'addition.
Parlons de votre dernier tournoi, le Masters du festival de Prague. Vous aviez une avance confortable à deux rondes de la fin, mais vous avez perdu une partie spectaculaire contre le local de l'étape David Navara avant de vous incliner à nouveau dans la dernière ronde contre Jan-Krzysztof Duda, ce qui a permis à Alireza Firouzja de vous rattraper in-extremis. Que retenez-vous de ce tournoi ?
J'ai eu l'impression que je n'avais pas aussi bien joué depuis longtemps. J'ai réussi à montrer en début de tournoi que j'étais au-dessus des mes adversaires en termes de niveau. Avec les blancs, j'ai toujours obtenu un large avantage. C'était la première fois que je jouais à tel niveau avec autant de régularité sur une semaine. Mais je me suis effondré sur la fin, ce qui était encore plus décevant aux vues de niveau de jeu que j'avais montré auparavant. Tout ce qui pouvait mal tourné a mal tourné, et c'est une leçon pour la suite.
Cette miniature contre Firouzja restera sans conteste la plus impressionnante partie du tournoi. Notes de Peter Doggers.
La partie contre Navara a été particulièrement difficile. J'ai sacrifié une pièce très tôt et dominé du début à la fin. Je me suis dit que j'étais gagnant, et que le plus gros du travail était fait. Le tournoi était pour moi. Mais soudain, j'ai commis une légère erreur, et mon avantage a commencé à fondre comme neige au soleil. C'était très frustrant car je me voyais déjà gagnant et ne voulais pas me contenter de la nulle. J'avais toujours un pion de plus, mais je me suis laissé emporter. Ce sont des sautes de concentration très difficile à expliquer de façon rationnelle. Perdre cette position m'a beaucoup affecté. Même si j'avais fait nulle et perdu la dernière, j'aurais remporté le tournoi.
Comment récupère-t-on émotionnellement d'un tel coup de massue ?
C'est difficile. Je n'ai jamais envisagé que je pouvais perdre cette partie. J'étais en état de choc. Après, pour être honnête, dans la dernière, j'ai simplement eu une très mauvaise position dès l'ouverture. Avec les noirs contre Duda, ça ne pardonne pas. Même si j'avais battu Navara la veille, cela aurait pu arriver. Toujours est-il que ces deux jours ont été très difficile émotionnellement, et lorsque est venu le départage en rapide contre Firouzja, j'avais juste envie de rentrer chez moi. Je n'étais pas dans le bon état d'esprit pour me battre pour la victoire. J'avais déjà joué cinq heures, et je venais de subir deux défaites compliquées. Je ne pouvais que ressasser mes erreurs des deux derniers jours, et pour être honnête, j'avais déjà perdu avant même de toucher une pièce.
Et l'après-tournoi ?
Souvent, après une mauvaise partie, je suis très touché, mais après quelques jours, je passe à autre chose et la douleur disparaît rapidement. Prague n'a pas fait exception à la règle. Il faut penser "long terme" : ce n'était qu'un mauvais tournoi, qu'une mauvaise partie... Pas la peine de m'apitoyer sur mon sort, cela n'a jamais fait avancer personne ! J'ai analysé la situation, j'en ai tiré la leçon, et je suis passé à autre chose. Idéalement, j'aurais eu cette prise de conscience juste après le huitième ronde, mais je ne suis qu'un simple mortel !
Parlons un peu de votre début de carrière. Vous vous êtes révélé sur la scène internationale relativement tard en devenant GMI à 18 ans. Quels ont été les principaux obstacles qui se sont dressés sur votre route ?
Quand j'étais très jeune, il n'était pas facile au niveau financier de venir jouer des tournois à norme en Europe. J'ai réalisé toutes mes normes en Inde, ce qui est très difficile car les joueurs y sont souvent sous-classés. Les étrangers qui viennent jouer ici perdent d'ailleurs souvent beaucoup de points Elo. Certains 2100, ou même 1800, jouent vraiment très bien quand ils sont dans un bon jour. J'ai franchi les 2500 Elo à 14 ou 15 ans, mais il m'a fallu beaucoup plus de temps pour obtenir mes normes. C'était un peu frustrant. Il aurait été beaucoup plus facile de les obtenir en Europe, mais je ne pouvais me permettre de voyager.
En parallèle des échecs, vous avez continué vos études et même obtenu un diplôme universitaire. Vous êtes fils de médecins : vous parents s'attendaient-ils à vous voir vous lancer dans une autre carrière ? Comment le statut de joueur d'échecs professionnel est-il perçu en Inde ?
Il est vrai que les enfants de médecins deviennent souvent médecins à leur tour. Mais j'ai souvent vu mes parents recevoir des coups de téléphone à deux heures du matin et devoir filer à l’hôpital, et je me suis dit que ce n'était pas un métier pour moi ! Je préfère dormir neuf heures et jouer une partie à 15 heures ! Bien sûr, il y a le stress de la compétition, mais par rapport aux autres métiers, la routine du joueur d'échecs est tout de même assez calme, tant que l'on ne joue pas trop de tournois dans l'année.
Il y a tellement de forts joueurs indiens qu'il doit être assez difficile de sortir du lot...
La concurrence est saine, et elle amène toujours à s'améliorer. Quand on sent que les autres vous rattrapent, il faut mettre les bouchées doubles pour continuer à s'améliorer. D'un côté, c'est très motivant, mais cela a aussi ses mauvais côtés. Je n'ai réellement pris confiance dans mon jeu qu'en franchissant les 2700. C'était une étape très importante pour moi, car elle m'a un peu séparé de beaucoup de mes confrères classés en 2600 et 2700. Mais je n'ai pas peur que quelqu'un veuille me dépasser, au contraire, j'adore le challenge !
Moins de trente points vous séparent maintenant de la légende qu'est Vishy Anand, numéro un indien depuis des décennies. J'imagine que cela doit être une très sérieuse motivation. Serez-vous le prochain numéro un indien ?
J'essaie de ne pas trop y penser. Je sais que si je joue bien et que je mets toutes les chances de mon côté, ça arrivera un jour. Il faut simplement que je me concentre sur mon jeu. Si je joue comme je l'ai fait lors des sept premières rondes à Prague, cela devrait bien se passer ! Et ce serait particulièrement important pour attirer des sponsors. Vishy est une légende du jeu, et le dépasser attirerait sans doute l'attention de mécènes passionnés. Ce serait un joli coup de boost pour ma carrière.
Qui est Vidit loin de l'échiquier ? Quels sont ses hobbies ?
J'aime le sport, je suis très joueur. Je n'ai pas fait beaucoup de football et de tennis, je préfère le basketball et la natation. Le cricket, aussi, qui est très populaire en Inde. J'aime pratiquer ces sports. Je suis également un grand lecteur qui ne voyage jamais sans sa liseuse électronique. Et pas seulement pour les livres d'échecs ! Vous pouvez m'enfermer une semaine dans une pièce avec ma liseuse, je suis sûr de ne jamais m'ennuyer. Si je n'ai que des livres d'échecs, par contre, ce sera un peu plus difficile !
Le confinement qui se profile dans les prochains mois ne va donc pas trop vous impacter ?
(Rires) Nous verrons à l'usage !