6 enseignements à tirer du Festival d'Échecs de Prague
Le Festival d'Échecs de Prague a représenté une belle éclaircie pour les amateurs d'échecs dans un mois de février relativement calme sur la scène internationale. Le Masters a été remporté par le prodige de 16 ans Alireza Firouzja tandis que Jorden van Foreest s'est imposé dans le Challengers, les deux tournois ont été le théâtre de superbes parties, souvent empreintes de "drama" !
Nous vous avons proposé une couverture quotidienne de l'événement avec des résumés succincts de chaque journée. Dans ce reportage riche en contenu, nous revenons sur tous les enseignements à tirer de cette fête des échecs en République Tchèque et mettons à votre disposition l'analyse détaillée de 5 des meilleures parties par l'œil affûté de GMIs.
1. Firouzja confirme son éclosion
"Il a un potentiel incroyable," telle a été la réaction de Boris Gelfand durant la retransmission en direct de la ronde 6, bien avant que le tournoi n'arrive à son terme.
Le fait majeur de ce Festival d'Échecs de Prague 2020 réside, bien sûr, en la première grande victoire de Firouzja. Que ce soit un super-tournoi ou non - l'auteur aime qu'au moins un joueur du top 10 mondial participe pour délivrer une telle qualification - le résultat demeure très satisfaisant pour un joueur de 16 ans, pas encore Grand-Maître il y a deux ans de cela.
Firouzja démontre ses incroyables capacités en rapide et blitz en ligne et sur l'échiquier depuis un certains temps déjà, à l'image de sa médaille d'argent au Championnat du Monde 2019 de rapides mais depuis le début de l'année, il prouve qu'il peut aussi s'exprimer avec brio en classique.
Les chiffres se suffisent à eux-même. Après Wei Yi, qu'il a remplacé au pied levé à Prague, Firouzja est le deuxième plus jeune joueur à atteindre la barre symbolique des 2700. Actuellement, classé 2726, il est numéro un mondial junior (Wei ayant dépassé la limite d'age). Ses débuts dans le Masters de Wijk aan Zee, le mois dernier, se sont révélés très encourageants malgré une baisse de régime en fin de parcours, il a totalisé un score de 50%.
Alireza Firouzja reached Prague and is ready for the battles! #chess #picf2020 pic.twitter.com/rZKiHML4xb
— Prague Chess Festival (@PragueChess) February 12, 2020
Gagner un tournoi demeure néanmoins quelque chose de spécial. Cela prouve, outre son talent exceptionnel, qu'il a les nerfs suffisamment solides pour dominer des départages à enjeux. Certes, il s'est adjugé le tournoi avec un score de "seulement" +1 en classiques et a bénéficié de l'écroulement du leader Vidit Gujrathi. Ce dernier n'était donc pas dans les meilleures dispositions pour défendre ses chances après ses deux dernières journées catastrophiques, mais la victoire finale n'est jamais chose aisée.
Commençons par regarder le gain de Firouzja contre Pentala Harikrishna lors de la troisième ronde, où il a rappelé par moment au commentateur un certain Bobby Fischer dans son traitement de la Ruy Lopez. Après avoir commis une erreur stratégique dans l'ouverture, le GM indien n'a pas eu la moindre chance de revenir dans une partie où les pièces mineures ont dicté leur loi.
La deuxième victoire de Firouzja dans le tournoi, contre Jan-Krzysztof Duda, a remporté le prix de beauté de Chess.com - titre honorifique que nous avons présenté dans notre dernier article sur la Cairns Cup. Cette désignation est attribuée à 50 % par l'équipe auteur du contenu et à 50 % par les membres de Chess.com (via un sondage effectué sur notre site).
Aussi désuet que celui puisse paraître, pour gagner aux échecs, il faut commencer par ne pas perdre. En effet, David Anton, lauréat du Challengers l'année dernière, a frôlé une ascension victorieuse au niveau supérieur, seules les superbes ressources trouvées par Firouzja dans leur confrontation de la dernière ronde ont privé l'espagnol d'un étonnant doublé.
Malgré son sacrifice de qualité au 25ème coup, preuve de sa familiarité avec les classiques, Firouzja s'est retrouvé objectivement perdant sur sa Défense Est-Indienne, ultime bataille classique du tournoi. Cependant, la pression introduite sur le roi blanc s'est avérée trop forte et le prodige iranien n'a pas laissé passer la moindre opportunité tactique qui lui a été laissée.
Ainsi, pas moins de cinq joueurs ont terminé avec le score de +1. Outre Vidit et Firouzja, Duda, Anton et Sam Shankland se sont partagés la tête du classement. Cependant, seuls les deux meilleurs joueurs selon le système de départage Sonneborn-Berger, se sont vus attribués l'opportunité de livrer bataille pour le titre.
Masters de Prague | Classement final
# | Fed | Nom | Élo | Perf | 1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 6 | 7 | 8 | 9 | 0 | ||
1 | Vidit Gujrathi | 2721 | 2744 | 1 | 0 | ½ | 1 | ½ | ½ | 1 | 0 | ½ | 5.0/9 | 22.5 | ||
2 | Alireza Firouzja | 2726 | 2743 | 0 | 1 | ½ | ½ | ½ | 1 | ½ | ½ | ½ | 5.0/9 | 22.25 | ||
3 | Jan-Krzysztof Duda | 2755 | 2741 | 1 | 0 | ½ | ½ | ½ | ½ | ½ | 1 | ½ | 5.0/9 | 22 | ||
4 | David Anton Guijarro | 2697 | 2747 | ½ | ½ | ½ | ½ | 0 | ½ | ½ | 1 | 1 | 5.0/9 | 21.25 | ||
5 | Sam Shankland | 2683 | 2748 | 0 | ½ | ½ | ½ | 1 | ½ | ½ | ½ | 1 | 5.0/9 | 21.25 | ||
6 | Nikita Vitiugov | 2731 | 2705 | ½ | ½ | ½ | 1 | 0 | ½ | ½ | ½ | ½ | 4.5/9 | 20.25 | ||
7 | Pentala Harikrishna | 2713 | 2707 | ½ | 0 | ½ | ½ | ½ | ½ | ½ | 1 | ½ | 4.5/9 | 19.75 | ||
8 | Markus Ragger | 2670 | 2672 | 0 | ½ | ½ | ½ | ½ | ½ | ½ | ½ | ½ | 4.0/9 | 18 | ||
9 | David Navara | 2717 | 2668 | 1 | ½ | 0 | 0 | ½ | ½ | 0 | ½ | 1 | 4.0/9 | 17.25 | ||
10 | Nils Grandelius | 2659 | 2593 | ½ | ½ | ½ | 0 | 0 | ½ | ½ | ½ | 0 | 3.0/9 |
La première partie de ce mini-match a vite pris les allures d'un combat aussi âpre qu'haletant à mesure que les secondes des deux pendules s'égrainaient dangereusement. Vidit, pourtant pas en reste dans les nombreuses phases tactiques, a fini par succomber à la pression mise par son jeune rival.
2. Jorden poursuit son bond en avant
Le début de saison 2020 de Van Foreest est tout simplement exceptionnel. Sa quatrième place à Wijk aan Zee avec 7/13, affublée d'une performance à 2774 lui a permis de passer de 2644 à 2667 et d'intégrer pour la première fois le top 100 mondial (69ème).
Il a commencé Prague paisiblement par cinq nulles mais a fini en trombe avec 3,5/4 et une performance à 2696, synonyme de 4 points élo supplémentaires dans l'escarcelle.
Pas de repos pour les guerriers : deux jours plus tard, il était déjà sur le pont en Allemagne afin de disputer deux parties de Bundesliga pour son équipe, le SG Solingen. Il s'est imposé dans chacune d'entre elles, engrangeant 7,5 nouveaux points et portant son classement fictif à 2678. Il pourrait devenir le quatrième joueur de l'histoire des échecs néerlandais à atteindre la barre des 2700, après Loek van Wely, Ivan Sokolov et, bien sûr, Anish Giri.
Dans la dernière ronde, Van Foreest a battu le leader du début de tournoi et 13 fois champion d'Islande, Hannes Stefansson, totalement dominé en milieu de jeu.
Challengers de Prague | Classement final
# | Fed | Nom | Élo | Perf | 1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 6 | 7 | 8 | 9 | 0 | ||
1 | Jorden van Foreest | 2667 | 2696 | ½ | ½ | ½ | ½ | 1 | 1 | ½ | 1 | ½ | 6.0/9 | |||
2 | Nijat Abasov | 2670 | 2655 | ½ | 1 | 0 | 1 | ½ | ½ | ½ | ½ | 1 | 5.5/9 | 23.75 | ||
3 | Andrey Esipenko | 2654 | 2656 | ½ | 0 | ½ | 1 | ½ | ½ | 1 | ½ | 1 | 5.5/9 | 22.5 | ||
4 | Mateusz Bartel | 2639 | 2619 | ½ | 1 | ½ | 0 | ½ | ½ | ½ | 1 | ½ | 5.0/9 | 21.5 | ||
5 | Kacper Piorun | 2611 | 2621 | ½ | 0 | 0 | 1 | 1 | ½ | ½ | ½ | 1 | 5.0/9 | 20.75 | ||
6 | Hannes Stefansson | 2529 | 2630 | 0 | ½ | ½ | ½ | 0 | ½ | 1 | 1 | 1 | 5.0/9 | 18.75 | ||
7 | Nguyen Thai Dai Van | 2560 | 2588 | 0 | ½ | ½ | ½ | ½ | ½ | 1 | ½ | ½ | 4.5/9 | |||
8 | Lukas Cernousek | 2442 | 2522 | ½ | ½ | 0 | ½ | ½ | 0 | 0 | ½ | 1 | 3.5/9 | |||
9 | Jan Krejci | 2559 | 2423 | 0 | ½ | ½ | 0 | ½ | 0 | ½ | ½ | 0 | 2.5/9 | 12 | ||
10 | Tadeas Kriebel | 2524 | 2427 | ½ | 0 | 0 | ½ | 0 | 0 | ½ | 0 | 1 | 2.5/9 | 10.25 |
3. Ne faites pas toujours confiance à l'ordinateur
Ce tournoi coûtera certainement à Vidit quelques nuits blanches, tant il était proche de l'emporter une ronde avant la fin !
Dans la ronde 8, le GM indien de 25 ans a rapidement atteint une position gagnante contre David Navara. Le héros local, pas en grande forme, a commis une succession d'erreurs en début de partie, permettant à son adversaire une brillante combinaison (15.Fxf7+ et 16.e6) afin d'extraire son roi. L'ordinateur donnait alors un avantage décisif aux blancs et l'issue ne semblait faire plus aucun doute. Alors, rideaux ?
Eh bien non ! L'ordinateur et ses froids calculs ne souffrait pas de l'heure passée par Vidit pour atteindre une telle position ou de l'embarras des (bons) choix qui s'offraient au joueur indien.
Après avoir passé 17 minutes sur son 17ème coup et 6,5 minutes sur son 19ème, Vidit ne disposait plus que de 20 minutes pour atteindre le contrôle de temps. Il a logiquement décidé de transposer dans une finale fort prometteuse, malgré le désaccord de l'ordinateur qui voulait poursuivre l'attaque coûte que coûte.
D'un point de vue pratique, ce n'était certainement pas une erreur, Vidit menait le tournoi d'un point, avait sacrifié une pièce et les sirènes d'une position avantageuse sans risque chantaient trop fort. Cette décision sensée a rapidement été confortée par le fait que son avantage grandissait jusqu'à être de nouveau décisif.
Cependant, avec quatre petites secondes, il oubliait de donner un échec intermédiaire et la partie prit dès lors une toute autre tournure. Navara allait sauver la nulle ! Finalement, plus dramatique arriva et Navara finit par gagner l'ingagnable.
Qu'en était-il de la finale entre Nikita Vitiugov et Duda ? Un gain pour le joueur russe d'après les tablebases mais les choses étaient beaucoup plus compliquées qu'elles n'y paraissaient.
Being in the worst shape for years, I was anyway in couple of moves from winning the tournament. Well, there is a room to progress. #picf2020
— Nikita Vitiugov (@N_Vitiugov) February 21, 2020
4. Ne jamais renoncer
Shankland sent maintenant qu'il est de retour :
"2019 m'a brisé le cœur mais c'est une nouvelle année maintenant. (...) J'ai enfin joué un tournoi décent où j'ai montré un certain degré de la force dont je sais que je suis capable. Mon départage n'était pas bon mais je considère cela quand même comme une victoire de tournoi et surtout comme une victoire personnelle. Je ne peux qu'espérer que la même tendance positive se poursuivra tout au long de l'année".
Voici la victoire de Shankland dans la dernière ronde :
5. Un tableau renouvelé fonctionne
Durant le festival d'Échecs de Prague, la nouvelle est tombée comme quoi tous les joueurs invités au Grand Chess Tour avaient accepté la proposition. Alors que de nombreux fans attendent avec impatience la série de tournois mettant aux prises les meilleurs joueurs du monde, d'autres se sont plaints de voir toujours les mêmes têtes.
L'une des principales attractions du célèbre Tata Steel a toujours été la diversité de ses participants (en particulier dans le groupe Challengers), et on ne peut qu'applaudir la copie de son équivalent à Prague. Donner aux talents locaux la possibilité d'affronter des Grands Maîtres internationaux est une superbe opportunité et la mixité des âges et des niveaux assurent à l'événement d'être passionnant.
6. Les organisateurs savent ce qu'ils font
Le tournoi de Prague était un festival dans le vrai sens du terme. Alors que la plupart des fans ne suivaient que les Masters et Challengers, un grand nombre d'événements parallèles étaient organisés.
Outre un groupe de Futures (avec des jeunes prometteurs), un open, un tournoi rapide et un tournoi de blitz, ont aussi eu lieu : une exposition sur le tournoi international qui s'est tenu à Prague en 1990, une conférence du directeur de la bibliothèque Vaclav Havel et du Grand Maître tchèque Lubomir Kavalek, une journée des enfants, une simultanée avec pendule donnée par Gelfand et un festival du film.
Réunion with participants and organisers of the legendary tournament in Prague 1990, with the famous game Havel-Kok explained (again) by Lubosh Kavalek. pic.twitter.com/8n1TX8bGkd
— Jeroen Van Den Berg (@Jvdbergchess) February 15, 2020
Children's Day afoot during the rest day of #picf2020 with TV Nova Sports reporter and #chess ambassador Inna Puhajková pic.twitter.com/kfxZnk8rax
— Prague Chess Festival (@PragueChess) February 17, 2020
Clock #chess simul Boris Gelfand vs The Futures was held on the rest day in Aero Cinema. Check out the wonderful shots made by Petr Vrabec ➡️https://t.co/8hwdCY5t46 #picf2020 pic.twitter.com/BxZIPAlWOB
— Prague Chess Festival (@PragueChess) February 19, 2020
De plus, les organisateurs de Prague ont rétabli certaines traditions disparues même à Wijk aan Zee : un prix quotidien pour la meilleure partie jouée dans la ronde précédente et un problème présenté chaque jour par le MI Yochanan Afek.
Il est merveilleux de constater que l'amour des échecs permet à de nouveaux festivals, appréciables par tous, de voir le jour (ce n'était que la deuxième édition).
Le festival d'Échecs de Prague était doté de 44 000 euros (48 000 $) et s'est déroulé du 12 au 21 février à l'hôtel Don Giovanni à Prague, en République tchèque. Vous trouverez ci-dessous nos compte-rendus récapitulatifs.
Compte-rendus précédents :
- Firouzja Wins Prague Chess Festival Masters
- Prague Chess Festival R8: Vidit Loses Won Game, Still Leads
- Prague Chess Festival R7: Firouzja Wins Again, Shankland Scores 1st
- Prague Chess Festival R5: Vidit Beats Firouzja, Increases Lead
- Prague Chess Festival R3: Vidit Grabs The Lead
- Prague Chess Festival R1: Favorites Strike
- 2nd Prague Chess Festival: The Czech Wijk aan Zee?